Quelques souvenirs de Louis Cagniard
Louis Cagniard a épousé en 1924 la cousine de ma mère,
Georgette Pesty. Ma mère s'appelait Suzanne Pesty, les deux filles ont
du être très peu ensemble dans leur village d'origine de St Jean-le-Blanc,
sur la rive sud de la Loire, à Orléans.
Georgette est morte sans avoir eu d'enfant d'un cancer du sein. Je suis
encore un peu perdu dans les liens exacts et les relations avec mon
arrière-grand-père Pierre Pesty.
Jeune garçon, on m'a parlé à partir des années 1950-1951
d'un cousin, veuf, professeur à la Sorbonne, spécialisé dans une discipline
si mystérieuse que personne n'est parvenu à me l'expliquer.
Les femmes de notre petite famille, ma mère, ma grand tante (Marguerite
Pesty), une autre Marguerite Pesty (une tante de Georgette, je crois),
ma grand-mère Rose Pesty, s'amusaient de ce professeur très respectable,
très ironique quoique très courtois, toujours surprenant dans ses réparties
cinglantes, souvent gentiment moqueur pour leurs chiffons, leur chapeaux
et leurs fourrures, ravi de les voir s'inquiéter des futilités en principe
réservées aux femmes.
Les hommes, beaucoup moins nombreux, avaient assez peu de dialogue avec
ce cousin qui avait un métier si bizarre. Avec eux, Louis Cagniard était
d'une politesse parfaite, s'inquiétant de leurs métiers, de leur avis
sur l'évolution de la bourse, sur les mérites du calvados et du cognac,
des différentes variétés de cigares et sur la qualité extrême des mets
que nous avions parfois l'opportunité de partager.
Avec moi, Louis Cagniard était très neutre, apparemment il ne savait
guère ce qu'était un adolescent. Il s'inquiétait poliment de mes études,
me vouvoyait et était toujours d'une très grande gentillesse. A cette
époque je le voyais deux ou trois fois par an.
Ce n'est que plus tard, vers les années 1952-55, que j'ai
commencé à comprendre qu'il existait des professeurs plus spécialisés
que les profs de lycée, que la physique pouvait être appliquée. La famille,
de par les décès ou les vieillissements se réduisait. Louis avait pris
une gouvernante, il lui arrivait de nous inviter rue de Vaugirard. Il
faisait toujours un effort pour assister aux réunions de famille quand
il était invité, arrivait à l'heure avec un cadeau pour la maîtresse
de maison et repartait tôt du fait de ses obligations.
Il ne dédaignait pas nous accompagner dans la voiture
familiale à Orléans, et je crois que c'est un peu plus tard qu'il nous
a fait visiter Garchy dont il était très fier. Il aimait raconter comment
il était parvenu à convaincre ses " patrons " pour l'achat de cette
immense propriété (tout en se faisant " rouler " par le vendeur
qui avait abattu les arbres). Il était fier également des bâtiments
construits et de l'organisation. En fait, j'ai entendu, beaucoup plus
tard, les critiques extérieures sur Garchy, trop spartiate, trop perdu,
triste et froid en hiver. Louis balayait ces critiques en disant qu'il
avait volontairement cherché un territoire très vaste, très isolé, sans
trains, sans bruit, où l'on pouvait penser, travailler, en le payant
le moins cher possible.
J'ai très vite compris qu'il existait deux Cagniard. Le
Louis Cagniard visible, d'apparence un peu désuète, plutôt austère,
habillé en gris avec une cravate noire (normale pour un veuf), très
parcimonieux dans ses dépenses courantes, très intéressé dans la constitution
d'un capital, très rigoureux pour défendre ses intérêts, apparemment
assez peu engagé dans les affaires politiques (évidemment il faut bien
un minimum d'ordre), religieuses (la religion est une tradition normale
et peut-être utile). Le deuxième Cagniard que l'on ne découvrait qu'au
détour d'une réflexion ou après un temps de décontraction, un homme
à l'esprit extraordinairement aigu, rapide, incisif, pouvant être méchant,
moqueur. Un homme qui jugeait rapidement ses semblables, allergique
aux prétentieux capables de dire des bêtises ou de se montrer à ses
yeux ridicules, fats, ou simplement en train de se tromper. J'ai découvert
plus tard que ce côté incisif s'appliquait particulièrement à tous les
spécialistes de ce qui l'intéressait réellement, la physique, les mathématiques,
la science. Son jugement envers les " scientifiques " était sans référence
au temps. Je l'ai vu critiquer Fourier comme s'il s'agissait d'un de
ses élèves, assez doué, mais peu imaginatif et au contraire ne pas cesser
de louer Bougainville pour des comportements qu'il admirait très sincèrement.
En fait, j'ai été persuadé plus tard que Louis Cagniard
était un scientifique exceptionnel, au début du siècle on aurait dit
un savant. Il avait tellement pensé réfléchi, cherché sur des sujets
si nombreux et si particuliers, il avait tellement cerné certaines questions
que les hommes normaux, moins rapides, moins concernés, moins brillants,
moins courageux ou moins travailleurs, ne trouvaient pas sans doute
réellement grâce à ses yeux. Plus ses interlocuteurs étaient brillants
plus ils avaient droit à sa pensée réelle (souvent très dure), plus
il s'agissait de gens humbles et peu versés dans les sciences, plus
ils avaient droit à sa grande gentillesse et à sa grande politesse.
Bien sûr il ne fallait pas que ces gens de la classe moyenne soient
trop attirés par la vie facile, les dépenses somptuaires ou irraisonnées
ou encore des comportements trop extrémistes ou scandaleux.
Evidemment, il était très marqué par l'époque, voire par
les temps de sa jeunesse d'avant 1914 ; les femmes étaient pour lui
une espèce bien différente des hommes. Il comprenait très bien que les
femmes aient des professions, et il s'y intéressait très sincèrement
mais il admettait aussi que du fait de leurs conditions de mères, de
ménagères, de cuisinières elles étaient par nature assez bien cantonnées
dans la société. Il les aimait beaucoup parce qu'elles l'amusaient.
Il m'a dit un jour qu'il y avait eu une seule femme réellement savante
: Marie Curie !
Il était évidemment conservateur, mais, incontestablement, quand je
l'ai connu, très respectueux envers de Gaulle, apparemment sans aucune
attirance pour les idées pétainistes, absolument pas intéressé par les
idées racistes. Si une critique s'exprimait à l'égard d'un juif, d'un
noir ou d'un étranger, il avait tôt fait de se moquer de celui qui avait
pu proférer une telle imbécillité.
Là encore pour les étrangers, il avait un peu les mêmes préventions,
les étrangers de pays comparables à la France ou moins développés étaient
considérés d'un bon œil, les américains au contraire d'un pays déjà
très riche, et souvent prétentieux faisaient l'objet de remarques moins
plaisantes.
Pour faire une sorte de tableau vivant de ce cousin par
alliance, les éditeurs de ce petit texte souhaitaient quelques anecdotes.
C'est un exercice périlleux car mes souvenirs peuvent être altérés et
j'aurai certainement quelques remords à montrer les côtés peut-être
un peu ridicules d'un homme qu'en fin de compte je pense aimer pour
l'avoir tellement admiré.
Pour Louis, un homme normalement éduqué dans une famille
classique française de l'après guerre " devait se constituer un capital
". Chacun arrivé à la cinquantaine devait être suffisamment riche pour
faire faire des études aux enfants, les aider à s'établir. Il était
ahuri de constater que ses collègues (sans doute avec femmes et enfants,
obligation de logement de vacances, de voiture) pouvaient être démunis,
cela lui paraissait une incongruité absolue.
Lorsque j'ai commencé à être autonome et que mes parents devaient me
donner des allocations mensuelles régulières, pour m'habiller, pour
ma chambre à Nancy, mes trains, mes restosU, il avait conseillé à mon
père de me verser d'un coup un capital important pour m'apprendre à
gérer l'argent, m'apprendre les économies et la bourse, (par exemple
l'équivalent de 30 ou 40 000 €). Mon père était interloqué et je l'ai
vu chercher dans sa tête où il pouvait trouver une telle somme. Mon
père devait dépenser trois ou quatre fois plus que Louis mais il était
toujours un peu juste (à part sans doute la part de sécurité qu'on ne
touche que rarement chez les bourgeois modestes et en tout cas pas d'un
seul coup en le confiant à un gamin qui n'avait que quelques sous en
poche).
Je me rappelle de la surprise des femmes de la famille
quand il a embauché Aurore, sa gouvernante. Il trouvait que les tâches
ménagères n'étaient vraiment pas son truc, ce que tout le monde comprenait.
Ma mère évidemment lui a tout de suite dit que compte tenu de sa fortune,
de sa position, de son appartement, de ses maisons, de son physique
sur lequel elle le complimentait souvent, et accessoirement de son intelligence,
il pouvait aisément se remarier. Sourire narquois et ravi de l'intéressé,
" A mon âge je n'ai aucune envie d'épouser une femme mûre et un
peu fatiguée, je me marierai avec une jeunesse qui s'intéressera à mon
argent et qui me fera cocu ! C'est une évidence ".
Les interlocuteurs devaient comprendre qu'il n'était pas totalement
inconscient.
Lorsque je suis entré en classe de préparation Agro à
Henri IV, cette classe préparait également à Géologie de Nancy, Louis
a montré une certaine surprise, mais présenté des souhaits sincères.
Plus tard, il a expliqué que le directeur de Nancy (Marcel Roubault)
était un collègue de Normale Sup (ce qui visiblement était un très bon
point), un ami donc, mais que c'était aussi un dangereux extrémiste
de gauche qui faisait de la politique et qui d'ailleurs était sans un
sou d'avance. Il m'a dit que l'Agro était une excellente école, mais
que la géologie permettait de faire une carrière dans le pétrole, ce
qui apparemment l'intéressait beaucoup. Il m'a dit aussi que lui-même
faisait des cours de géophysique appliquée dans cette école, mais que
de toute façon le concours était très difficile et qu'il ne fallait
pas trop se faire d'illusions. L'expérience a montré qu'il avait raison
et j'ai eu un mal fou pour entrer à Géologie de Nancy (en repassant
le concours deux fois). Bien sûr il trouvait que mes succès dans les
écoles d'agriculture étaient bien suffisants et que de toute manière
lui n'y pouvait rien. Je crois qu'il n'a jamais parlé de moi à Roubault,
même des années après que j'intègre à l'école.
Je me rappelle ses venues à Nancy, par le train, lorsqu'il
venait faire ses cours de géophysique. Il ne détestait pas que j'aille
le chercher à la gare et nous marchions jusqu'à son petit hôtel où il
avait ses habitudes. Il passait une nuit ou deux en groupant ses cours
qui duraient deux heures. Il a pris l'habitude de m'inviter à dîner
ou à déjeuner. Il ne voulait pas que je porte sa petite valise malgré
sa raideur de jambe qui lui donnait une démarche particulière. Mais
il traitait avec mépris ce reste de " Mal de Pott " (tuberculose osseuse)
qu'on avait soigné en l'envoyant passer une partie de sa jeunesse allongé
sur la plage de Berck. Je m'étais toujours demandé si le fait de rester
allongé des mois l'avait poussé à s'intéresser aux choses de l'esprit
comme l'histoire, la littérature, la physique ou les mathématiques,
alors que les camarades de son âge devaient faire tout autre chose.
C'est à Nancy, que j'ai eu l'occasion de l'admirer vraiment.
Lors de son premier cours j'ai été abasourdi. J'avais eu des centaines
de profs, certains médiocres, certains excellents, certains (surtout
à H IV) particulièrement brillants par leur professionnalisme, leur
rigueur, et leur organisation, parfois par leur côté acteur, ravis d'être
sur une estrade, admirés par des jeunes passionnés. Mais comme Cagniard
je n'avais jamais vu ça. Ses cours étaient une jubilation, comme un
spectacle de grande qualité. La première phrase : "Etant donné un point
matériel de masse m, en mouvement, il y a proportionnalité entre la
force qui l'entraîne et l'accélération qu'elle lui communique ".
Un tel professionnel, avec une rigueur exceptionnelle,
connaissant merveilleusement son texte, chaque mot soigneusement pesé,
avec ce qu'il fallait de comédie pour intéresser, réveiller le public,
créant le suspense sans cesse. Chaque quart d'heure il y avait une petite
phrase, une petite astuce, une petite vacherie ou un hommage pour les
prédécesseurs. Je me rappelle le coup du fil à plomb sensible aux marées
qui fait que la verticalité des murs dépend de l'heure à laquelle la
maison a été construite ! Bouguer que les américains prononcent " Bouguère
" croyant qu'il est anglo-saxon alors qu'il est breton.
Bien sûr je pense que les astuces, les interrogations, les sottises
devaient être ressorties chaque année. Mais quel acteur ! Pour moi,
qui suis peut être de très mauvaise foi, le cours de géophysique appliquée
de Nancy reste un souvenir merveilleux. Je peux le dire d'autant plus
que le cours était long et difficile à apprendre, que la note que m'a
donnée à l'oral Louis Cagniard était très moyenne. Peut être même la
pire, car je crois qu'il ne donnait jamais de mauvaises notes. Il ne
m'avait pas gâté, en tout cas, avec une question sur la sismique que
j'avais cru comprendre un peu trop vite et pour laquelle je me trouvais
assez sec.
En m'annonçant ma note, il avait un air un peu amusé; ses yeux disaient
: " mon pauvre ami, je sais que vous êtes un garçon charmant, bien élevé,
excellent en géologie, mais dès que cela devient un peu rapide en maths,
cela passe un peu au dessus de la tête ".
Plus tard, il m'a dit que ma promotion était bonne et avoir été impressionné
par deux de mes camarades auxquels il avait mis dix-huit ou dix-neuf.
J'ai quand même compris plus tard, qu'à ses yeux, ayant
reçu et écouté scrupuleusement son enseignement j'étais tout de même
dans un état très acceptable. En 1960, je lui demande si je dois travailler
tout de suite (dans une société pétrolière) ou si je dois d'abord faire
l'école de l'IFP pour apprendre plus. Il me dit : " pour le reste je
ne crois pas, mais pour la géophysique ne perdez pas votre temps à l'IFP,
je n'y enseigne que la géophysique générale, sans grandes nouveautés
pour vous, quant à la géophysique appliquée, vous venez de suivre mon
cours et celui de l'IFP ne vous apportera rien ". Avec son sourire,
j'ai même compris que ce que j'aurais pu apprendre eut été plutôt négatif.
Quand en 1970 j'ai dû prendre quelques responsabilités au BEICIP (filiale
de l'IFP) en Magnétotellurique (pour aider Louis Musé), il m'a carrément
dit : " Mais la Magnétotellurique vous connaissez très bien ! ". Je
n'étais pourtant pas fier intérieurement d'être obligé éventuellement
de revoir les équations de Maxwell, et je l'ai trouvé bien charitable.
Un jour à Nancy, nous parlions et il me racontait une histoire qui semblait
l'intéresser, peut être ses prospections en Roumanie avant la guerre
ou le bon comportement des actions pétrolières au Sahara, tout à coup
il m'a dit : " allez c'est fini, il faut que je travaille ". Comme je
lui demandais ce qu'il avait à faire, il m'a dit : " Je fais cours dans
trois heures, vous croyez que cela s'improvise de parler deux heures
devant quarante élèves, il faut que je fasse mon cours dans ma tête
et complètement, cela est un dur exercice que de retrouver tout, de
manière logique, sans rien oublier, sans donner de formule fausse, sans
perdre de temps et sans que les élèves s'ennuient ou s'endorment. ".
J'ai alors compris que chaque cours qui m'avait tant étonné par sa perfection
était le résultat d'un travail extraordinaire, amélioré chaque année,
mis à jour, précisant les points qui le préoccupaient ce mois là, tout
en conservant ce côté acteur de théâtre ou cinéaste de suspense, soit
pour réellement intéresser les élèves, soit pour montrer ce qu'était
un professionnel de soixante ans, bien formé, inventeur et original
parlant, démontrant, calculant sans note.
En tout cas ce désir de briller, d'intéresser, de surprendre traduisait
un très grand respect pour les élèves. J'ai l'impression que nous en
étions tous conscients.
J'ai des souvenirs heureux des rencontres ultérieures.
Etant ingénieur à Eurafrep, il m'a invité un jour à Garchy avec mes
collègues (tous l'avaient eu comme prof, soit en géophysique appliquée,
soit à l'IFP). Il avait été charmant, un peu désagréable avec mon ami
Pekar, alors amoureux de Fourier et choqué que Cagniard puisse juger
un peu mal le maître de la transformée si célèbre en sismique à l'époque.
Bien sûr il se moquait un peu des polytechniciens qui envahissaient
tout alors qu'ils n'étaient pas vraiment des scientifiques sérieux (il
oubliait que sans sa jambe raide, il aurait sans doute à Rouen intégré
l'école militaire).
Ses liens avec l'industrie pétrolière m'ont un peu surpris.
Les quatre REPS de l'époque créées par des sociétés financières spécialisées
elles mêmes filiales de banques se lançaient toutes au Sahara. Dès les
premiers profits, et lorsque les difficultés apparurent, par exemple
l'indépendance de l'Algérie, comme d'habitude, les banques suivies par
les patrons financiers réinvestirent immédiatement l'argent gagné vers
des activités plus juteuses (la mode était aux travaux publics). Les
géologues, comme Francis Wiel, alors chez Coparex (avant de fonder Georex)
auraient préféré conserver cet argent dans les sociétés pétrolières
pour prospecter le monde qui ne manquait pas de ressources (Mer du Nord,
Afrique, Amérique du Sud, Indonésie) ou même en France. Francis Wiel
plus courageux que les autres essaya de bloquer une Assemblée d'une
société financière (Finarep il me semble) en motivant les petits actionnaires
pour voter contre le conseil. Après des publicités dans les journaux,
il espérait y parvenir. Comme je savais que Louis Cagniard avait un
gros portefeuille de Finarep, j'étais sûr de le convaincre au téléphone,
et lui ai expliqué longuement que lui, technicien pétrolier à ses heures,
devait soutenir son ancien élève et voter contre les résolutions à l'Assemblée.
Il m'a alors fait un cours sur la bourse en m'expliquant que les banquiers
ne cherchaient qu'une chose, rentabiliser les investissements de leurs
sociétés et de leurs actionnaires. Que les patrons de Finarep étaient
raisonnables et avisés que la possibilité de gagner beaucoup d'argent
avec le pétrole était peut-être (provisoirement) finie et que, en tant
qu'actionnaire intéressé par la sécurité, il n'était pas d'accord pour
attaquer le Conseil de la société.
Louis Cagniard a été charmant pour mon mariage, le fait
que je ne me marie pas à l'église ne le choquait pas et si ma famille
était surprise, il a trouvé toujours ma femme et sa famille intéressante.
Il disait en riant à ma grand-tante, qu'il appelait parfois sa tante
parfois Marguerite : " Gérard épouse une fille juive, et observez
qu'elle a fait de bonnes études et qu'il y a dans sa famille de brillants
universitaires ", sous-entendant que dans la nôtre (les Pesty),
ce n'était pas très extraordinaire.
Cinq ou six ans plus tard, quand je lui ai proposé d'être
le parrain de ma deuxième fille, à l'église, cette fois il est venu
avec le même enthousiasme et la même gentillesse.
L'été, il aimait disparaître, je crois qu'il allait parfois
en Normandie ou à Garchy avec Aurore. Il avait vendu la maison de sa
femme à St Jean-le-Blanc et il n'y revenait plus. Il nous a raconté
aussi que les Professeurs d'Université étaient invités à faire passer
le baccalauréat dans les lycées français autour du monde (il fallait
une signature sur les diplômes). Il expliquait que ses collègues avec
femmes et enfants détestaient déserter la famille au moment des bacs,
alors que lui finalement trouvait intéressant de sillonner le monde
qu'il découvrait de cette manière.
Je crois que nous sommes nombreux à se rappeler ses problèmes
de santé, ses opérations douloureuses (surtout des yeux), sa jaunisse
après une autre opération (on ne parlait pas encore de sang contaminé
après des transfusions), enfin de son premier infarctus. Il m'a raconté
cet infarctus avec beaucoup d'humour. " Je me demandais ce qui me prenait,
j'étouffais, je ne pouvais plus bouger, j'avais mal dans les bras. J'ai
eu un mal fou pour arriver à l'hôpital. " " Mais comment y êtes vous
allé ? " " A pied, je pense que je ne me sentais pas assez malade pour
prendre un taxi et c'est l'avantage d'habiter le XVème, il y a des hôpitaux
partout ".
A la mort de Louis Cagniard, d'abord un choc ; je crois
que je lui avais parlé la veille, c'était Noël, et j'étais rentré de
voyage. J'ai subi je crois, étant adulte, le premier décès familial.
J'ai été évidemment impressionné à l'église du boulevard Lefebvre par
la multitude de professeurs célèbres (notés sur le registre) que je
n'avais jamais vus. J'ai rencontré les étudiants plus jeunes avec lesquels
je me suis retrouvé dans l'Eure au cimetière de Tilleul Othon, son village
d'origine où je n'étais jamais allé.
J'ai eu de nouvelles surprises en lisant le testament,
car je n'avais jamais réellement pensé à ce que Louis aurait imaginé.
D'abord j'étais un peu flatté de partager avec Pierre Morat les brevets
de MT (surtout ceux de marine qui allaient nous poser des problèmes
de gestion). En revanche, j'ai mal compris sur le coup, les dispositions
concernant sa fortune probablement considérable. En relisant, trente
ans après le testament, je comprends maintenant beaucoup mieux.
Louis était souvent agacé par les bondieuseries d'Aurore
Tarrieu sa gouvernante, il se moquait de son attachement à l'église
du quartier et à son attrait pour l'œuvre de Ste Germaine. Lorsque j'ai
vu que Louis faisait de Ste Germaine son légataire universel cela m'est
apparu bizarre. L'œuvre héritait de tous ses biens, actions, appartement,
maison, timbres et comptes mais devait laisser à Aurore les meubles,
la vaisselle, une maison en Normandie, ses rentes Pinay, et à Pierre
Morat et moi, les brevets.
Je comprends à présent avec le recul, Louis avec son esprit rationnel
ne voulait pas transformer sa succession en un immense impôt (nous étions
tous des étrangers frappés de droits de succession énormes) et nous
n'étions pas dans le besoin. En fait personne (sauf Aurore) n'avait
besoin de recueillir un héritage frappé d'énormes taxes et d'ennuis
en tous genres.
Les brevets n'ayant aucune valeur n'intéressaient ni le fisc ni Ste
Germaine, et je crois que Pierre et moi n'avons rien payé, ou si peu.
La maison que recevait Aurore à Saint Aubin les Elbeuf avait été reconstruite
après la guerre et (Louis le précisait) ne pouvait être frappée d'aucun
impôt de succession, la rente Pinay y échappait aussi. L'œuvre de Ste
Germaine étant d'intérêt public ne payait pas d'impôt. Enfin il laissait
à Aurore la jouissance de l'appartement de la rue de Vaugirard pour
deux ans (ce qui ne donnait pas de droit de mutation). Tout était dans
l'ordre. J'ajoute que Louis qui n'avait pas eu d'enfants a peut-être
trouvé que l'œuvre officiellement consacrée aux enfants handicapés saurait
utiliser ses économies à bon escient (il savait ce qu'était pour un
enfant être allongé sur une planche).
Je regrette que mes occupations d'alors m'aient empêché de m'occuper
davantage d'Aurore qui était évidemment désespérée et d'aider Madame
Queille à m'occuper des livres et des archives personnelles de Louis.
Gérard Cormy (Mai 2005)