Souvenirs de Pierre Morat 

L'Homme :
Louis Cagniard avait gardé de sa Normandie natale un enracinement dans le concret. Il était attentif aux détails et aux êtres, cherchant toujours à optimiser le retour sur investissement qu'il devait à ses actionnaires ou au contribuable. Il jouait le jeu qu'il avait choisi de jouer, en connaissant les tenants et les aboutissants. Il savait qu'il était de bon ton dans le milieu universitaire d'être désintéressé, mais que, dans la réalité, ses collègues avaient une certaine admiration pour ceux qui réussissaient socialement. Cette réussite était à la hauteur de la fortune détenue. Mais pour lui, l'argent n'était qu'un moyen de montrer que ses idées étaient bonnes. Même si parfois il proclamait que celui qui n'était pas millionnaire n'était rien, rien ne le préoccupait plus que " l'idée " dégagée de tout artifice superflu. Il acceptait de paraître intéressé par l'argent, payant son tribut sociologique, pour simplement permettre l'éclosion de ses idées. Estimant que bien peu de ses contemporains étaient capables d'apprécier à sa juste valeur le produit de ses réflexions, il voulait montrer que ses recherches pouvaient être utiles, rejoignant en cela la démarche des savants du siècle des lumières.
J'ai eu la chance de partager quelques moments de sa vie, et l'un de ses derniers challenges. Il aimait entreprendre, créer et tout ce que cela comporte dans l'alchimie des organisations humaines. Il était difficile de soutenir avec lui le débat ou la contradiction, mais impossible de " survivre " si vous aviez trompé sa confiance.
En réalité, c'était plus à lui même qu'il reprochait ce manque de clairvoyance qu'à son interlocuteur.

Mon entretien de recrutement :
Je terminais mon service militaire et commençais à prospecter les postes pendant l'été 1965 sans appréhension, ayant terminé mes études grâce à une bourse de pré-embauche dans une filiale française du groupe Philips.
J'avais sollicité quelques rendez-vous à l'IPGP, en Géologie appliquée, mais les offres n'y étaient pas très motivantes. L'école des pétroles pour sa part, me proposait de créer un centre de recherche au Brésil. Cette offre intéressante me semblait surréaliste étant donné mon manque total d'expérience dans la recherche. Le responsable de la section géophysique me vantait l'intérêt de ce poste, tout en me décourageant d'aller voir et de travailler avec le Professeur Cagniard, pour de sombres raisons qui remontaient à leur passé professionnel commun.
Je n'avais reçu du laboratoire de géophysique appliquée qu'un mot me demandant de prendre un rendez-vous à l'approche de ma libération qui n'était prévue que pour fin février 1966. Quand le 15 décembre, je reçus une réponse positive à ma demande de libération anticipée, je sollicitais un rendez-vous. Il me fut fixé par retour.
En fait, j'étais un peu intrigué par ce " personnage ". Louis Cagniard semblait-il, ne laissait pas indifférent. Et j'allais à ce rendez-vous dans l'idée de voir ce que je pouvais encore apprendre avant de retourner dans le monde industriel qui était, selon moi, ma destination finale. Je me souviens de l'impression ressentie en entrant dans l'immeuble du 16, rue Pierre et Marie Curie : la porte en fer forgé, le portier, l'escalier avec un tapis, le palier avec la pièce du courrier à gauche et les grandes portes à petits carreaux.
Son bureau était l'une des deux grandes pièces du premier étage qui donnait sur la rue. Au milieu de la pièce, face à la porte, trônait le bureau de la secrétaire ; celle-ci avait une blouse blanche. A gauche en entrant, il y avait le bureau du professeur Cagniard. Les meubles étaient fonctionnels, métalliques et recouverts d'une sorte de ce skaï vert, typique des années cinquante.
Aux murs, il y avait trois ou quatre portraits. J'appris plus tard qu'il s'agissait de personnes pour lesquelles Louis Cagniard avait de la considération. Ce mot je crois, n'est ni précis ni assez fort !
L'entretien fut rondement mené. Le professeur me fit parler, me posa quelques questions s'intéressant à mes motivations, aux contacts déjà pris, toujours avec un petit sourire qui en disait et en signifiait plus que toutes paroles. Il s'amusa des conditions de la proposition faites par l'École des Pétroles, m'expliquant qu'il y avait enseigné mais qu'il avait décidé de réduire ses activités externes. Puis, il me fit part de ce qui l'intéressait. Il avait déposé un brevet de prospection géophysique marine et il fallait désormais créer les équipements nécessaires. Son œil luisait de plaisir, de passion et d'une volonté de communiquer sa conviction. Il ne souhaitait pas que je prépare une thèse, mais pour un poste d'ingénieur de recherche, il n'y avait pas de problème. Il était non seulement directeur d'un centre de recherche du CNRS, mais en tant que professeur, il disposait de quatre postes qui lui étaient personnellement affectés. C'était un de ceux là qu'il me destinait , il pensait le faire libérer par un jeu de chaise musicale.
La conversation n'avait pas duré plus d'une heure. C'était la première fois qu'un tel challenge m'était offert, de la part de quelqu'un qui vivait une passion et voulait créer quelque chose de neuf. J'acceptais sans attendre.
Sur le champ, il fut décidé que je prendrais le train pour aller rejoindre le Centre qu'il dirigeait dans la Nièvre, dès le premier lundi de la nouvelle année. " On " viendrait me chercher à la gare, puis les démarches administratives seraient régularisées.
J'ai gardé en mémoire cet entretien avec Louis Cagniard, à cause de son regard prégnant, à la fois souriant et scrutateur, qui accompagnait ses paroles, ses convictions et sa passion non dissimulée pour ce qu'il voulait créer. J'ai retenu aussi l'importance qu'il donnait à la parole. Rien n'avait été signé. L'essentiel avait été dit. Il avait rapidement jaugé ce qu'il pouvait faire avec mes défauts et mes qualités. Et comme sur le foirail, la parole réciproque était plus qu'un acte notarié.

Le premier mois :
Je ne me rappelle plus de tous les détails, mais effectivement " on m'attendait " à la gare de Cosne-sur-Loire. Je passais alors ma première semaine à Garchy.
Une mission, la première mission de test en mer, était prévue pour la fin du mois de janvier. Le sujet avait été évoqué lors de l'entretien de décembre et il avait été dit que je ne devais pas y participer. A mon retour à Paris, je rencontrais le professeur et je dus insister pour dire combien, même sans expérience, je tenais à participer à cette mission justement pour apprendre et voir concrètement les problèmes techniques. Il a fallu, je crois encore un aller-retour à Garchy pour que la cause fût entendue. Monsieur F. Lacourieux, chef d'atelier et réalisateur du premier prototype, serait chef de mission, mais j'y participerais.
Louis Cagniard avait tout simplement voulu donner du temps au temps, et s'assurer ainsi que les personnes mettraient en œuvre de concert l'objectif qu'il avait fixé.
Il me soumit aussi à d'autres tests. J'ai dû analyser un article rapportant les premières mesures de magnéto-tellurique en mer faites par l'équipe de La Jolla. Il vérifia que j'étais plus intéressé par la construction de l'instrument que par l'analyse de données collectées dans des conditions qui n'étaient pas mentionnées.
Je fus aussi soumis aux questions concernant les affaires de la vie quotidienne. Si elles concernaient le travail, je n'éprouvais pas de difficultés à répondre. Pour les autres, je restais en retrait et il respecta cette réserve.

Échanges :
Je crois n'avoir jamais eu de discussions scientifiques avec lui. Il ne m'avait pas engagé pour cela. Nous avons eu seulement des discussions techniques notamment sur le sujet de l'effet de la houle dont je ne me rappelle plus les détails. Mais je me souviens, lors d'un séjour d'été, d'une longue conversation sur la question de savoir quelle pourrait être la meilleure manière de contrôler la " source " des signaux mesurés. L'échange dura plus d'une demi-heure. Chacun exposa ses arguments, et nous n'étions pas d'accord. Comme il m'avait confié la réalisation du programme, il me laissa faire à mon idée.
Plusieurs mois après, probablement l'été suivant , une ou deux missions en mer s'étant déroulées entre temps, nous reprenions la discussion sur le même sujet. Dehors, nous marchions de long en large devant le laboratoire. Nous argumentions chacun à notre tour très calmement, mais très âprement au niveau des convictions. Simplement, nous avions changé de position et respectivement, nous développions avec la même conviction les arguments que nous avions combattus lors de la discussion précédente. Quand soudain, le professeur s'arrêta ; et, me fixant droit dans les yeux, il me dit : "Mais Monsieur Morat, vous avez changé d'avis". "Mais oui, monsieur le professeur" lui répondis-je, "je me suis rendu à vos arguments et l'expérience semble les confirmer".
Plus tard, nous eûmes une autre discussion difficile toujours à propos des effets de la houle, quand Michel Klein lui soumit sa thèse. Il n'était pas content, mais pas content du tout. Je plaidais que, pour tenter de comprendre la cause de nos observations et pour trouver des solutions, j'avais confié à Michel un travail qu'il était mieux à même que moi de traiter et que j'avais besoin de ces résultats pour optimiser la réalisation des équipements et des mesures sur le plateau continental.
En fait, le professeur n'avait fait qu'anticiper. Il pensait que ces résultats pourraient jeter un doute sur la possibilité d'effectuer des mesures MT en mer, et il percevait déjà l'impact qu'ils auraient sur le milieu industriel. Pour ma part, je devais connaître les causes et les moyens pour faire les meilleures mesures possibles dans l'environnement fixé.
Je reconnus alors que je n'étais pas capable de vérifier l'aspect mathématique du travail de Michel Klein mais qu'il méritait pleinement qu'on lui fasse confiance. Ma responsabilité était engagée. Je demandais donc au professeur, sous réserve qu'il n'y ait pas d'erreur, que la thèse puisse être présentée. Dure situation qui fit que non seulement Louis Cagniard relut la thèse dans le détail mais encore fit vérifier certains développements mathématiques. Finalement il fut convenu que la thèse se passerait, mais qu'il n'en serait pas fait de publicité.
Louis Cagniard respectait les personnes et leurs convictions, mais ce n'était pas pour autant gagné d'avance. Il fallait qu'il ait l'assurance de leur bonne foi.

Pierre Morat

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