L'Homme :
Louis Cagniard avait gardé de sa Normandie natale un enracinement
dans le concret. Il était attentif aux détails et aux êtres, cherchant
toujours à optimiser le retour sur investissement qu'il devait à ses
actionnaires ou au contribuable. Il jouait le jeu qu'il avait choisi
de jouer, en connaissant les tenants et les aboutissants. Il savait
qu'il était de bon ton dans le milieu universitaire d'être désintéressé,
mais que, dans la réalité, ses collègues avaient une certaine admiration
pour ceux qui réussissaient socialement. Cette réussite était à la
hauteur de la fortune détenue. Mais pour lui, l'argent n'était qu'un
moyen de montrer que ses idées étaient bonnes. Même si parfois il
proclamait que celui qui n'était pas millionnaire n'était rien, rien
ne le préoccupait plus que " l'idée " dégagée de tout artifice superflu.
Il acceptait de paraître intéressé par l'argent, payant son tribut
sociologique, pour simplement permettre l'éclosion de ses idées. Estimant
que bien peu de ses contemporains étaient capables d'apprécier à sa
juste valeur le produit de ses réflexions, il voulait montrer que
ses recherches pouvaient être utiles, rejoignant en cela la démarche
des savants du siècle des lumières.
J'ai eu la chance de partager quelques moments de sa vie, et l'un
de ses derniers challenges. Il aimait entreprendre, créer et tout
ce que cela comporte dans l'alchimie des organisations humaines. Il
était difficile de soutenir avec lui le débat ou la contradiction,
mais impossible de " survivre " si vous aviez trompé sa confiance.
En réalité, c'était plus à lui même qu'il reprochait ce manque de
clairvoyance qu'à son interlocuteur.
Mon entretien de recrutement :
Je terminais mon service militaire et commençais à prospecter les
postes pendant l'été 1965 sans appréhension, ayant terminé mes études
grâce à une bourse de pré-embauche dans une filiale française du groupe
Philips.
J'avais sollicité quelques rendez-vous à l'IPGP, en Géologie appliquée,
mais les offres n'y étaient pas très motivantes. L'école des pétroles
pour sa part, me proposait de créer un centre de recherche au Brésil.
Cette offre intéressante me semblait surréaliste étant donné mon manque
total d'expérience dans la recherche. Le responsable de la section
géophysique me vantait l'intérêt de ce poste, tout en me décourageant
d'aller voir et de travailler avec le Professeur Cagniard, pour de
sombres raisons qui remontaient à leur passé professionnel commun.
Je n'avais reçu du laboratoire de géophysique appliquée qu'un mot
me demandant de prendre un rendez-vous à l'approche de ma libération
qui n'était prévue que pour fin février 1966. Quand le 15 décembre,
je reçus une réponse positive à ma demande de libération anticipée,
je sollicitais un rendez-vous. Il me fut fixé par retour.
En fait, j'étais un peu intrigué par ce " personnage ". Louis Cagniard
semblait-il, ne laissait pas indifférent. Et j'allais à ce rendez-vous
dans l'idée de voir ce que je pouvais encore apprendre avant de retourner
dans le monde industriel qui était, selon moi, ma destination finale.
Je me souviens de l'impression ressentie en entrant dans l'immeuble
du 16, rue Pierre et Marie Curie : la porte en fer forgé, le portier,
l'escalier avec un tapis, le palier avec la pièce du courrier à gauche
et les grandes portes à petits carreaux.
Son bureau était l'une des deux grandes pièces du premier étage qui
donnait sur la rue. Au milieu de la pièce, face à la porte,
trônait le bureau de la secrétaire ; celle-ci avait une blouse blanche.
A gauche en entrant, il y avait le bureau du professeur Cagniard.
Les meubles étaient fonctionnels, métalliques et recouverts d'une
sorte de ce skaï vert, typique des années cinquante.
Aux murs, il y avait trois ou quatre portraits. J'appris plus tard
qu'il s'agissait de personnes pour lesquelles Louis Cagniard avait
de la considération. Ce mot je crois, n'est ni précis ni assez fort
!
L'entretien fut rondement mené. Le professeur me fit parler, me posa
quelques questions s'intéressant à mes motivations, aux contacts déjà
pris, toujours avec un petit sourire qui en disait et en signifiait
plus que toutes paroles. Il s'amusa des conditions de la proposition
faites par l'École des Pétroles, m'expliquant qu'il y avait enseigné
mais qu'il avait décidé de réduire ses activités externes. Puis, il
me fit part de ce qui l'intéressait. Il avait déposé un brevet de
prospection géophysique marine et il fallait désormais créer les équipements
nécessaires. Son œil luisait de plaisir, de passion et d'une volonté
de communiquer sa conviction. Il ne souhaitait pas que je prépare
une thèse, mais pour un poste d'ingénieur de recherche, il n'y avait
pas de problème. Il était non seulement directeur d'un centre de recherche
du CNRS, mais en tant que professeur, il disposait de quatre postes
qui lui étaient personnellement affectés. C'était un de ceux là qu'il
me destinait , il pensait le faire libérer par un jeu de chaise musicale.
La conversation n'avait pas duré plus d'une heure. C'était la première
fois qu'un tel challenge m'était offert, de la part de quelqu'un qui
vivait une passion et voulait créer quelque chose de neuf. J'acceptais
sans attendre.
Sur le champ, il fut décidé que je prendrais le train pour aller rejoindre
le Centre qu'il dirigeait dans la Nièvre, dès le premier lundi de
la nouvelle année. " On " viendrait me chercher à la gare, puis les
démarches administratives seraient régularisées.
J'ai gardé en mémoire cet entretien avec Louis Cagniard, à cause de
son regard prégnant, à la fois souriant et scrutateur, qui accompagnait
ses paroles, ses convictions et sa passion non dissimulée pour ce
qu'il voulait créer. J'ai retenu aussi l'importance qu'il donnait
à la parole. Rien n'avait été signé. L'essentiel avait été dit. Il
avait rapidement jaugé ce qu'il pouvait faire avec mes défauts et
mes qualités. Et comme sur le foirail, la parole réciproque était
plus qu'un acte notarié.
Le premier mois :
Je ne me rappelle plus de tous les détails, mais effectivement " on
m'attendait " à la gare de Cosne-sur-Loire. Je passais alors ma première
semaine à Garchy.
Une mission, la première mission de test en mer, était prévue pour
la fin du mois de janvier. Le sujet avait été évoqué lors de l'entretien
de décembre et il avait été dit que je ne devais pas y participer.
A mon retour à Paris, je rencontrais le professeur et je dus insister
pour dire combien, même sans expérience, je tenais à participer à
cette mission justement pour apprendre et voir concrètement les problèmes
techniques. Il a fallu, je crois encore un aller-retour à Garchy pour
que la cause fût entendue. Monsieur F. Lacourieux, chef d'atelier
et réalisateur du premier prototype, serait chef de mission, mais
j'y participerais.
Louis Cagniard avait tout simplement voulu donner du temps au temps,
et s'assurer ainsi que les personnes mettraient en œuvre de concert
l'objectif qu'il avait fixé.
Il me soumit aussi à d'autres tests. J'ai dû analyser un article rapportant
les premières mesures de magnéto-tellurique en mer faites par l'équipe
de La Jolla. Il vérifia que j'étais plus intéressé par la construction
de l'instrument que par l'analyse de données collectées dans des conditions
qui n'étaient pas mentionnées.
Je fus aussi soumis aux questions concernant les affaires de la vie
quotidienne. Si elles concernaient le travail, je n'éprouvais pas
de difficultés à répondre. Pour les autres, je restais en retrait
et il respecta cette réserve.
Échanges :
Je crois n'avoir jamais eu de discussions scientifiques avec lui.
Il ne m'avait pas engagé pour cela. Nous avons eu seulement des discussions
techniques notamment sur le sujet de l'effet de la houle dont je ne
me rappelle plus les détails. Mais je me souviens, lors d'un séjour
d'été, d'une longue conversation sur la question de savoir quelle
pourrait être la meilleure manière de contrôler la " source " des
signaux mesurés. L'échange dura plus d'une demi-heure. Chacun exposa
ses arguments, et nous n'étions pas d'accord. Comme il m'avait confié
la réalisation du programme, il me laissa faire à mon idée.
Plusieurs mois après, probablement l'été suivant , une ou deux missions
en mer s'étant déroulées entre temps, nous reprenions la discussion
sur le même sujet. Dehors, nous marchions de long en large devant
le laboratoire. Nous argumentions chacun à notre tour très calmement,
mais très âprement au niveau des convictions. Simplement, nous avions
changé de position et respectivement, nous développions avec la même
conviction les arguments que nous avions combattus lors de la discussion
précédente. Quand soudain, le professeur s'arrêta ; et, me fixant
droit dans les yeux, il me dit : "Mais Monsieur Morat, vous avez changé
d'avis". "Mais oui, monsieur le professeur" lui répondis-je, "je me
suis rendu à vos arguments et l'expérience semble les confirmer".
Plus tard, nous eûmes une autre discussion difficile toujours à propos
des effets de la houle, quand Michel Klein lui soumit sa thèse. Il
n'était pas content, mais pas content du tout. Je plaidais que, pour
tenter de comprendre la cause de nos observations et pour trouver
des solutions, j'avais confié à Michel un travail qu'il était mieux
à même que moi de traiter et que j'avais besoin de ces résultats pour
optimiser la réalisation des équipements et des mesures sur le plateau
continental.
En fait, le professeur n'avait fait qu'anticiper. Il pensait que ces
résultats pourraient jeter un doute sur la possibilité d'effectuer
des mesures MT en mer, et il percevait déjà l'impact qu'ils auraient
sur le milieu industriel. Pour ma part, je devais connaître les causes
et les moyens pour faire les meilleures mesures possibles dans l'environnement
fixé.
Je reconnus alors que je n'étais pas capable de vérifier l'aspect
mathématique du travail de Michel Klein mais qu'il méritait pleinement
qu'on lui fasse confiance. Ma responsabilité était engagée. Je demandais
donc au professeur, sous réserve qu'il n'y ait pas d'erreur, que la
thèse puisse être présentée. Dure situation qui fit que non seulement
Louis Cagniard relut la thèse dans le détail mais encore fit vérifier
certains développements mathématiques. Finalement il fut convenu que
la thèse se passerait, mais qu'il n'en serait pas fait de publicité.
Louis Cagniard respectait les personnes et leurs convictions, mais
ce n'était pas pour autant gagné d'avance. Il fallait qu'il ait l'assurance
de leur bonne foi.
Pierre Morat