C'est un agréable devoir que d'évoquer Louis Cagniard.
Je me revois au début des années 60, prolongeant aussi longtemps que
possible des études pour attendre la paix en Algérie.
Je finis par découvrir la géophysique en 1962 à Grenoble et j'obtiens
dans la foulée un poste au CNRS en géophysique marine, que j'abandonne
début 63 pour me plier, de mauvais gré, aux obligations militaires.
Je me retrouve libre, au second semestre 1964, sachant que je veux devenir
géophysicien, mais géophysicien " terrestre ".
Les DEA sont créés, je choisis celui de Géophysique Appliquée où je
retrouve mon vieux copain Mourgues, qui vient d'être recruté comme élève
chercheur à l'ORSTOM. Je m'y porte aussi candidat et j'y suis admis,
Jean Goguel, qui nous dirige, me demande de m'inscrire, en sus, au DEA
de Physique du Globe.
Dès le premier cours avec Louis Cagniard, me voilà non pas intéressé,
le mot serait trop faible, mais subjugué . Alors que, jusque là, je
n'assistais aux cours qu'épisodiquement, je sais que je ne raterai pas
un seul cours, pas un seul exposé. Ses qualités de pédagogue sont connues
et je n'insisterai pas sauf pour dire que le silence et l'application
de la vingtaine d'étudiants que nous étions étaient impressionnants.
Mourgues et moi sommes reçus aux examens, l'administration se rend compte
alors que nous n'avions pas le droit d'être inscrits à deux DEA. Jean
Coulomb, qui me fait cette annonce, me demande de choisir, entre les
deux, celui que je veux officiellement conserver, je lui réponds, sans
l'ombre d'une hésitation, que je choisis la Géophysique Appliquée.
A l'ORSTOM je travaille, sous la direction d'Yvonne Crenn, à la réalisation
d'un prototype optique-numérique pour la MT longues périodes. Yvonne
Crenn, normalienne comme Louis Cagniard, est un personnage. Géophysicienne
brillante et enthousiaste, elle ne vit que pour la science au service
du développement. Ce qui la sépare de Louis Cagniard, c'est son militantisme
laïque mais elle admire chez lui sa culture scientifique, la clarté
de ses articles, son imagination qui lui a valu d'être l'inventeur de
la Magnétotellurique. Elle se moque de sa foi, de son côté " petit bourgeois
bon catholique ". Louis Cagniard apprécie chez Yvonne Crenn la géophysicienne
des grands espaces, c'est lui, le premier, qui me conte le pari fou
de cette " petite Crenn ", qui ne dépassait pas un mètre cinquante trois,
au tout début des années 50 : joindre Fort Lamy (actuellement Ndjamena)
depuis Dakar, seule au volant d'un gros camion tout terrain, sans mécanicien,
mais avec la notice du camion, des cartes sommaires, une boussole et
avec son gravimètre North-American, avec lequel elle doit prendre une
mesure tous les trois km. Et ce pari, elle l'a gagné, bien entendu.
Louis Cagniard me dit aussi son admiration pour l'établissement des
cartes gravimétriques de reconnaissance des pays francophones d'Afrique,
en effet plus de cent mille points de mesures seront levés en Afrique
de l'Ouest et en Afrique Centrale, aucun autre programme de géophysique
terrestre ne sera, à l'ORSTOM, plus ambitieux que celui-là, qu'Yvonne
Crenn a lancé. Louis Cagniard me parle d'elle chaque fois que j'ai l'occasion
de le rencontrer, il la critique pour son féminisme et pour son engagement
marxiste, mais avec beaucoup d'esprit, et la considération qu'il a pour
les qualités scientifiques et humaines de la " Miss " l'emporte sur
tout le reste. Voulant évoquer Louis Cagniard, je parle tout autant
d'Yvonne Crenn car, pour moi, il sont inséparables : je suis, modestement,
leur disciple. Au printemps 66, je me retrouve, au Sénégal, et, pour
ma première mission, en compagnie d'un hydrogéologue du BRGM ; j'utilise
un potentiomètre Cagniard et j'interprète mes premières courbes de sondages
électriques avec les abaques Cagniard. Je n'ai oublié ni ses polycopiés
ni ses conseils pratiques, consignés dans mes notes de cours. Sous les
trombes d'eau qui nous tombent dessus, je cite encore Louis Cagniard
: " Les géophysiciens ne sont pas en sucre, l'eau ne les fait pas fondre
", et j'essaie de faire de " bonnes mesures ", préalables nécessaires,
même si non suffisantes, à une bonne interprétation. Il m'arrivera souvent
par la suite de resservir la formule à des étudiants, précédée de :
" Comme le disait mon maître Louis Cagniard " et il m'arrivera dans
les cas de forte chaleur d'en servir une autre : " Les géophysiciens
ne sont pas en chocolat, le soleil ne les fait pas fondre ", sans savoir
s'il s'agit d'une citation ou d'une paraphrase. Quelques années plus
tard, je fais une série de sondages électriques sur des argiles très
conductrices, qui doivent être exploitées en carrières. Au dernier sondage
de la journée, qui est aussi le dernier de mon séjour annuel car le
lendemain je pars en vacances en France, je remarque un changement de
signe en augmentant la distance MN : il faut que je le vérifie. Je garde
l'une des électrodes fixes et je fais varier la position de l'autre,
il y a bien un passage par zéro du signal et un changement de signe.
La nuit tombe, la pluie aussi, à la lueur des phares je repère aussi
bien que possible mes points de mesure et je recommande au chef de chantier
de laisser la zone en état pour que je puisse procéder à des investigations
complémentaires dans deux mois, je compte faire d'abord des sondages
suivant plusieurs directions avant de faire passer un bulldozer. Il
ne reste plus qu'à rédiger le rapport, dans la nuit et à revenir comme
prévu, deux mois plus tard, pour constater que le chef de chantier a
détruit les repères et excavé la zone de l'anomalie. Plus tard, bien
plus tard, je trouverai quelques lignes dans le " poly d'élec " de Louis
Cagniard, décrivant, certes sommairement, ce cas et, dans les figures,
un dessin en forme de S pour représenter l'équipotentielle correspondante.
Merci Louis Cagniard.