Souvenirs de Maurice Aubert 

Première rencontre :
j'ai 22 ans en cet automne 1957, je suis jeune géophysicien-stagiaire à l'ex-ORSTOM à Paris et on me propose de faire le stage obligatoire de recherche soit à l'IPG de Paris, soit chez le Professeur Cagniard, présenté comme moins académique que les gens de l'IPG mais plus inventif. Avec toutefois des risques pour ma carrière car tout le monde ne l'aimait pas. Entre carrière et aventure, je n'ai hésité qu'une nuit et me voilà embarqué sur le bateau Cagniard pour le meilleur et pour le pire. Peut-être sous l'influence inconsciente de mes parents, peu instruits mais vénérant les savants et les découvreurs de leur époque : Louis Pasteur, Becquerel, Amundsen,..Après m'avoir écouté attentivement, Cagniard me confie deux travaux: conception d'un nouvel appareil et calculs théoriques. En quelques instants, cet homme apparemment distant m'avait jugé et me confiait des tâches, peut-être à la limite de mes compétences, mais qui comblaient mon rêve de toujours : la chasse au trésor. Affronter l'inconnu, avec la peur de ne rien trouver, et finalement la joie sans pareille de vaincre la difficulté. J'ai réalisé plus tard combien cet homme savait écouter et apprécier ses semblables avec une égale attention, qu'ils soient grand professeur ou simple et timide employé comme c'était mon cas à l'époque. Cette première impression ne s'est jamais démentie au cours de nos six années de collaboration.

Première publication :
J'intègre l'équipe Cagniard en 1961 à Garchy comme ingénieur à tout faire et publie un premier papier en 1962 écrit sous son contrôle. Le fond était bon et le réjouissait visiblement (c'était sur la magnéto-tellurique très lente) mais la forme ... ! Deux heures de souffrance pour écouter ses critiques, choisir le mot exact, enlever les inutiles, ne laisser aucune ambiguïté d'interprétation possible. C'était la première fois de ma vie que j'écrivais vraiment du français, du vrai, du beau français, mes quelques années de mauvais lycéen ne m'avaient rien appris. Pour la passion de la chasse au trésor, je n'avais pas eu besoin de lui, elle remontait à l'enfance, mais arriver à écrire des résultats scientifiques avec cette magie de la langue, ce fut là une révélation dont je lui suis redevable.

Cagniard écrivain :
Cagniard écrivait peu. Je ne parlerai pas de la diversité ni de l'apport scientifique qui fut le sien, seulement du style, simple, agréable, compréhensible, mais qui portait la passion de cet homme. On relit encore avec plaisir sa note fondamentale sur la méthode magnéto-tellurique où les équations de Maxwell apparaissent avec une étonnante simplicité. Une oeuvre moins connue concerne la corrélation entre les fluctuations aléatoires du magnétisme terrestre et les fluctuations aléatoires de la vitesse de la rotation terrestre (1960-1961), champ d'étude peu exploré à l'époque. Cagniard y laisse parfois courir une plume lyrique. Je cite : " Le magnétisme terrestre, en évolution perpétuelle, représente essentiellement la somme des souvenirs plus ou moins anciens, plus ou moins estompés, que la Terre a pu garder des fluctuations passées de sa rotation ".

Le sourire de Cagniard :
Certains sourires restent en mémoire, pourquoi ? Ils racontent toute une histoire que l'on ne déchiffre que peu à peu. Je me rappelle en particulier de l'un d'eux à partir d'une histoire de fil à linge. Cagniard me demande un jour si j'utilise comme fil à linge du fil électrique. Très naïf à l'époque, je prends sa question au premier degré, tout en étant surpris qu'un grand homme puisse s'intéresser à ce petit problème de bricolage. Et donc j'y vais de mon explication, le fil de fer est mieux adapté que le fil de cuivre à cet usage, plus résistant à la traction, moins cher... Il m'a répondu par un sourire dans lequel je lisais d'abord sa satisfaction, mais aussi autre chose que je n'ai pas compris sur le champ. J'ai appris beaucoup plus tard qu'un certain personnage lui avait raconté que j'avais utilisé du cable électrique du Labo, et cette histoire avait dû l'intriguer au point de me demander en douce ce qu'il en était. En même temps que j'appréciais la finesse de sa réponse, sa confiance en ma parole, c'était aussi la première fois que je faisais connaissance avec la calomnie.

Cagniard professeur :
Durant la trentaine d'années où j'ai enseigné la géophysique, essentiellement à des étudiants en géologie, j'ai toujours gardé près de moi les cours ronéotés de Cagniard à la Sorbonne. Le fond se trouve dans tous les bons livres mais trouver les mots pour dire les équations de la physique auprès d'un public naturaliste, c'est une autre affaire ! Beaucoup d'anciens étudiants m'ont fait la gentillesse de me faire part de leur joie d'avoir réellement compris quelque chose grâce à ma façon d'introduire ces notions de physique compliquées pour eux. C'était souvent les mots de Cagniard et je leur disais qu'ils héritaient en quelque sorte d'un grand-père spirituel. Le piège, c'est de croire qu'on a immédiatement tout compris grâce à ces mots alors que le travail de compréhension n'est en fait pas achevé et doit se faire ensuite laborieusement, et encore trente ans plus tard.

Cagniard le Maître :
Je finirai en essayant d'exprimer le plus difficile, à savoir un sentiment de reconnaissance au Maître, celui qui vous ouvre une fenêtre sur un domaine nouveau. J'ai dit plus haut que c'est dès l'enfance que j'ai eu le goût de l'aventure scientifique ; mais c'est Cagniard qui m'a permis de commencer concrètement cette aventure. Encore aujourd'hui, depuis dix ans professeur émérite, son souvenir est une présence intérieure qui m'encourage à maintenir la persévérance et la rigueur nécessaires au travail scientifique.

Maurice Aubert

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