La première fois que j'ai vu Louis Cagniard, c'était au
début de l'année universitaire1960-1961. Je m'étais inscrit au certificat
de Géophysique Appliquée.
Lors de mes études universitaires peu de professeurs m'avaient frappé
par la qualité de leur enseignement. Je dois quand même citer Pierre
Pruvost, géologue spécialiste des terrains carbonifères. Je me souviens
de ses coupes géologiques dans les terrains plissés des Ardennes, dessinées
à la craie au tableau, véritables chefs d'œuvre qui nous donnait goût
à l'étude de la géologie historique. Savoir intéresser les étudiants
à la matière enseignée, n'est pas en effet le lot de tous les professeurs.
Louis Cagniard avait ce don, tout d'abord grâce à la clarté avec laquelle
il exposait la matière de ses cours et ceci d'une façon très calme,
contrairement à d'autres qui veulent en dire un maximum dans un minimum
de temps. Il utilisait toutes sortes de démonstrations pour se faire
comprendre (pas seulement des équations) et beaucoup se souviennent
de la manière dont il simulait la propagation des ondes transversales
et longitudinales. Je le revois, face aux étudiants, derrière un bureau
assez long, les coudes à l'équerre, les deux mains légèrement écartées,
les paumes tournées l'une vers l'autre. Pour les ondes longitudinales,
il rapprochait un peu les paumes de ses mains puis les éloignaient,
un peu comme un joueur d'accordéon, mais en se déplaçant le long du
bureau. Evidemment tout le monde souriait, lui le premier. Et cela n'était
pas fini car il y avait les ondes transversales. Alors là il déplaçait
ses mains l'une vers le haut et l'autre vers le bas puis inversement
et toujours le long du bureau.
J'avais décidé de m'orienter vers la géophysique appliquée. Les cours
de Louis Cagniard m'ont totalement convaincu et c'est ainsi que j'ai
continué en devenant chercheur sous sa direction et de professeur, il
est devenu mon " patron ". En fait nous étions trois et comme les "
Trois mousquetaires " comme il nous appelait, il y avait aussi un quatrième
(Hugo Fournier). Nous avons travaillé sur le développement de la magnéto-tellurique.
Il aurait pu nous en imposer car nous n'étions que des gamins en face
de lui. Cela n'a jamais été le cas, au contraire. Il était toujours
attentif à l'avancement de nos travaux mais sans jamais être impatient.
Pourtant il attendait beaucoup de l'industrialisation de sa méthode
magnéto-tellurique. Il nous laissait toute liberté sur les côtés techniques.
Mais évidemment il ne fallait pas approcher de la commercialisation
de sa méthode. Je me souviens à ce dernier sujet d'avoir commis une
maladresse, en demandant au service des brevets du CNRS, une copie du
brevet Cagniard sur la magnéto-tellurique. En fait j'ai eu le retour
par Cagniard, mais toujours pas la copie, car le chef du service des
brevets était Mr Volkringer, " mon ami Volkringer ", comme disait Cagniard.
Le ton de Louis Cagniard avait été ferme mais il avait gardé son sourire,
un sourire peut-être un peu plus narquois. Je viens de contrôler la
définition du mot narquois dans le dictionnaire et j'ai trouvé (au sens
moderne) : moqueur et malicieux. C'était exactement cela. En fait j'ai
rarement vu Louis Cagniard abandonner son sourire. Pourtant je sais
que cela est arrivé, mais pas avec nous. Si une fois seulement ou j'ai
été spectateur d'une scène entre Louis Cagniard et Hugo Fournier. Cela
se passait dans son bureau à Garchy. Louis Cagniard n'aimait pas beaucoup
que l'on insiste, pour des raisons commerciales sans doute - ne jamais
parler des difficultés - sur certains problèmes théoriques qui n'étaient
pas encore pris en compte, ce qui ne veut pas dire que Louis Cagniard
les ignoraient. On retrouve là, le côté un peu simplificateur qui existait
aussi dans ses cours. Dans le cas présent Hugo Fournier avait beaucoup
insisté, à un tel point que Louis Cagniard exaspéré avait dit à Hugo
Fournier " Monsieur Fournier, prenez la porte et allez vous en ". Et
que fit à votre avis, Hugo Fournier, grand gaillard de presque deux
mètres. Il se dirigea vers la porte, la défit de ses gonds et partit
avec elle dans le couloir. Cette réaction inattendue avait stupéfié
Cagniard - il y avait de quoi. Il perdit son sourire, ne dit rien et
son visage devint tout rouge. Cela arrivait quelquefois que Cagniard
joue au jeu " du chat et de la souris " avec nous. Mais lui il s'arrêtait
toujours bien avant de dépasser certaines limites. Là Hugo Fournier
voulait absolument gagner et était allé très loin.
Les années passèrent et vint le moment de rédiger les mémoires concernant
nos travaux sur la magnéto-tellurique et les longs moments de correction
de nos manuscrits avec Louis Cagniard. Il y passait de nombreuses heures,
voulant que le texte soit parfait. D'ailleurs à force de corrections,
c'était son texte et son style et non plus le nôtre. Un jour j'avais
remis consciencieusement au propre les dernières corrections et j'étais
revenu dans son bureau le lendemain, en oubliant de retirer les dernières
pages corrigées. Je ne sais pas s'il s'en est aperçu mais il a recorrigé
ces pages une deuxième fois.
Puis Louis Cagniard est parti. Mais son souvenir est resté longtemps
" vivant " dans ma mémoire. Louis Cagniard est né en Normandie et malgré
un nom qui n'a rien à voir avec cette région, je suis né aussi
en Normandie où j'ai encore un peu de famille. J'avais en particulier
un oncle qui ressemblait à Louis Cagniard : même visage, même gentillesse,
même sourire malicieux et peut-être encore bien d'autres particularités
qui sont liées à la région - comme la bonne chère - et que l'on retrouve
dans certains personnages des romans de La Varende. Mon oncle est décédé
aussi. Mais je ne peux toujours pas penser à l'un sans penser à l'autre.