Carrière de Louis Cagniard rappelée par G. Dupouy
lors de la remise de la Croix d'Officier de l'Ordre du Mérite
(28 septembre 1967)

Chers amis,

C'est un honneur insigne pour moi d'avoir été appelé par le grand chancelier de l'Ordre du Mérite, général Catroux, à remettre aujourd'hui à Louis Cagniard la Croix d'officier de cet Ordre, que le gouvernement de la République lui a conférée en consécration de ses services distingués. Services distingués, tels sont les termes du décret du 3 décembre 1963 qui a institué l'Ordre.
Services distingués de Louis Cagniard dans l'Université, services distingués dans la Recherche scientifique ; services distingués comme conducteurs de jeunes esprits vers la Connaissance, depuis bien longtemps nul n'en doutait. La signature du Président de la République n'a fait que constater un état de fait. Chacun eût été surpris que cette constatation n'intervînt pas.
La seule chose qui puisse paraître surprenante à quelques-uns, c'est que ce soit un ingénieur, normalement simple réalisateur d'objets concrets, qui soit appelé à affirmer ici les services distingués d'un savant connu dans le monde entier par les concepts intellectuels qu'il a forgés et développés.
Il n'y a pas d'effet sans cause ; la cause est sans doute que Louis Cagniard et moi avons eu en commun un même sujet d'intérêt, à des étapes différentes : la création de ce village de chercheurs dans la belle nature nivernaise, village où vivent aujourd'hui côte à côte des spécialistes des diverses branches de la géophysique.
Tel étant le fait, je me sens un peu rasséréné ; mais un peu seulement, car j'ai peur d'être indigne en présence de Louis Cagniard, et plus particulièrement de ne pas parvenir à exprimer tout le bien que nous pensons de lui.

LOUIS PAUL ÉMILE CAGNIARD,

Vous êtes né au siècle de Victor Hugo, vingt et un jours avant sa fin. Votre père, normand de fort vieille souche, était venu fixer sa résidence au Havre, dans la fonction de directeur d'école.
Votre mère était institutrice ; vous reçûtes ainsi, non seulement le bon lait normand, mais encore les plus solides rudiments du Savoir.
Selon des rumeurs recueillies auprès de très anciens habitants de la ville du Havre, le bébé joufflu que vous fûtes n'utilisa pas le hochet qu'on lui avait donné comme les autres bébés, mais le suspendit à son petit doigt comme un pendule. Les anciens du Havre n'ont pas compris. Je suppose, pour ma part, que votre petit cerveau se posait déjà obscurément des questions indiscrètes : la direction de la verticale est-elle toujours verticale. Les oscillations du pendule sont-elles toujours de même durée ?
Plus tard, dans la classe maternelle de l'école que dirigeait votre père, vous fûtes nanti d'un boulier pour apprendre à compter, ajouter et soustraire. Une autre rumeur court encore suivant laquelle, sur cette machine à calculer bien simplette, vous parveniez aussi à faire des multiplications et des divisions, et même à extraire des racines carrées.
Si les faits que je viens d'évoquer ne sont pas scientifiquement établis, du moins sont-ils à mes yeux vraisemblables, ou du moins possibles, si l'on en juge par cet autre fait, scientifiquement établi, que quelque vingt-cinq ans plus tard, vous devîntes successivement docteur ès sciences physiques, puis docteur ès sciences mathématiques.

Mais auparavant, il y eut un long chemin à parcourir.
Au lycée du Havre, vous fûtes un élève "distingué"… le mouvement était déjà donné. Mais pour devenir taupin, il vous fallut remonter le cours de la Seine jusqu'au lycée Corneille de Rouen.
La remontée se fit-elle sur la crête d'une onde de ce mascaret dont vous fîtes plus tard la théorie ? Je l'ignore. Mais les résultats furent concrets, et n'ayant pas atteint l'âge de dix-neuf ans, vous étiez admis à l'École polytechnique, qui eût fait de vous, si vous aviez accepté, un militaire ou un ingénieur.
Le désir d'un plus ample Savoir vous tourmentait. Dès l'année suivante, 1920, vous étiez admis au Saint des Saints : la rue d'Ulm.
En 1924, vous deveniez agrégé de l'Université. Georges Bruhat, alors professeur à Lille, vous attirait à lui comme assistant, et vous chargeait d'une partie de son enseignement.
En 1928, Jean Perrin, Paul Langevin et Georges Bruhat, réunis en conseil - quelle illustre trinité ! - vous firent docteur ès sciences physiques pour une étude très fouillée sur les diélectriques fluides.
Peu après cependant, vous fûtes touché d'un désir d'action plus étendu que celui que permettait la seule fonction enseignante : la Société de Prospection géophysique vous choisit comme son directeur scientifique, et ultérieurement comme son directeur "tout court".
Cette société se proposait de localiser les gisements de pétrole par des méthodes gravimétriques et telluriques.
Il y avait à la même époque deux autres sociétés ayant aussi pour objet le pétrole. L'une était la S.P.E. - Société de prospection électrique - utilisant les brevets Schlumberger. L'autre était la S.G.H.M. qui se proposait de mettre en œuvre les ressources de la sismique.
En 1936, les trois sociétés fusionnaient en une seule, la COMPAGNIE GÉNÉRALE DE GÉOPHYSIQUE ; vous en fûtes le premier directeur général.
Sous votre impulsion, les méthodes d'interprétation géophysique furent créées ; les premières auscultations sismiques furent exécutées au camp de Sissonne. Simultanément vous entrepreniez des études rigoureuses et mathématiques sur les phénomènes de la propagation des ondes dans les milieux solides, liquides, visqueux ; vos résultats furent exposés dans une thèse de doctorat ès sciences mathématiques soutenue en 1938, puis développés dans votre traité publié en 1940, sous le titre "Réflexion et réfraction des ondes sismiques progressives".
L'année 1938 vous trouve à l'Université, au sein de l'Institut de Physique du Globe de Strasbourg.
Pendant les années de guerre, vous êtes chargé de mission au CENTRE NATIONAL DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE APPLIQUÉE pour l'étude de plusieurs problèmes de détection. L'armée française, accusée parfois de recruter les cuisiniers parmi les coiffeurs, et de faire ainsi qu'il y ait des cheveux dans la soupe, se trouve réhabilitée par ce choix judicieux.
L'année 1947 est marquée pour vous d'un nouveau retour vers l'enseignement et la recherche. Vous recevez à la Sorbonne la chaire récemment créée de géophysique appliquée ; mais vous enseignez aussi à l'École de géologie appliquée de Nancy, et à l'Institut français du Pétrole, et à l'ORSTOM.
C'est au cours de ces 20 années que vous avez formé tant de jeunes esprits dans l'art de voir à travers les masses opaques ; que vous avez exposé, développé, expérimenté une méthode de prospection nouvelle, la magnétotellurique, fruit de l'association logique et complémentaire des procédés purement magnétiques, et des procédés purement électriques.
Chacun ici sait que la "magnétotellurique" est maintenant connue dans le monde entier ; qu'elle est utilisée intensément en plusieurs pays et notamment dans l'U.R.S.S.
Enfin, vous vous êtes attaché à développer l'embryon de ce centre de recherches géophysiques de Garchy, réunissant toutes les disciplines de la géophysique et auquel le plus brillant avenir est promis au-delà des résultats déjà obtenus.
Les pouvoirs publics, les plus hautes instances scientifiques ont reconnu vos talents dans ces œuvres si diverses et si complètes de savant et de conducteur d'hommes.
L'Académie des sciences vous a accordé le prix BORDIN.
Le Bureau des longitudes vous a recruté dans son sein.
La Société d'Encouragement pour l'industrie nationale vous a accordé la médaille d'or Louis PINEAU.
L'Institut grand-ducal du Luxembourg vous a recruté comme membre d'honneur.
Vous êtes depuis longtemps chevalier de la Légion d'Honneur. Le gouvernement de la République vient de vous distinguer une nouvelle fois en vous faisant officier de l'ordre du Mérite.
Il ne saurait y avoir de plus grand honneur pour moi, et aussi de plus grande joie, que d'épingler sur votre poitrine le ruban correspondant. Et je vous affirme que chacun ici s'associe à cette joie.

Louis Paul Émile Cagniard
Au nom du Président de la République, et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous fais officier de l'ordre du Mérite.

G. Dupouy

 

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