Souvenirs de Daniel Gilbert

J'ai été présenté au Professeur Cagniard en 1959, lors d'un congé en France. Il occupait un modeste bureau prêté par l'IPG de Paris, rue St Jacques. Cagniard m'avait totalement subjugué par son accueil, ses propos, ses questions sur l'observatoire de Tamanrasset et sur nos travaux à l'IMPG d'Alger. Je lui disais être éventuellement intéressé par un poste dans son Centre de Recherches pour le cas où je quitterais l'Algérie (où j'étais depuis 1946). Il me proposait d'aller visiter le CEG, ce que nous fîmes en famille ; mais Cagniard ne me cachait pas qu'il lui serait impossible d'obtenir un détachement auprès de l' IPG de Paris à mon retour d'Algérie. Il me proposait une solution dont il fallait bien se garder de parler car cela aurait pu faire croire à une combine alors que ce n'était que logique. C'est là où j'ai commencé à admirer sa personnalité et sa psychologie hors du commun. Il était totalement averti de la façon dont pensaient les collègues qui l'entouraient, et qui le détestaient, parce qu'il leur était supérieur dans tous les domaines. L'IPGP désirait investir le CEG pour y créer un observatoire tendant à remplacer Chambon-la-Forêt situé dans une structure géologique difficile, appelée anomalie du bassin de Paris. De plus à cette époque là, les perturbations induites par les courants issus de l'électrification du chemin de fer, rendaient les enregistrements très aléatoires. Les appareils de mesure du champ magnétique étaient peu fiables, les mesures étaient peu faciles et peu compatibles avec les nouvelles recherches que supputaient les géophysiciens théoriques de la nouvelle génération tel J-L. Le Mouël et d'autres. Cagniard me suggérait de solliciter, à mon retour à Alger, une mission auprès de l'IPG de Paris pour installer les capteurs La Cour et autres variomètres à induction de l'époque, dans la nouvelle cave en construction au cœur du CEG. Il faudrait, également installer et calibrer la cabane de mesures absolues (dite polygonale) nouvellement construite dans une clairière d'un bon hectare. En 1960, Paris et Alger se mettaient d'accord pour une mission de deux mois. Cagniard mettait tout en œuvre pour me faciliter le travail. Cette mission fut un succès et c'est en grande partie grâce à ses interventions que l'on me proposa une affectation comme Assistant à l'IPG avec un détachement à Garchy où je restais 8 années.
Ce furent 8 années extraordinaires, Louis Cagniard me donnait accès à toutes les infrastructures et services techniques du CEG où il m'hébergeait avec ma famille. Il me donnait de substantiels crédits, m'affectait un pool d'observateurs pour assurer les observations permanentes, magnétisme, sismologie, climatologie, gravimétrie, courants telluriques. Ce service d'observatoire apportait aux chercheurs, aux étudiants, français ou étrangers, les enregistrements permanents utiles à leurs travaux de thèse. C'était aussi un support des données utilisées par les ingénieurs chercheurs et les techniciens pour les contrôles des enregistrements issus des nouveaux appareils. Cette responsabilité d'observatoire me laissait beaucoup de temps libre que j'occupais sans compter. Sur les conseils de Cagniard qui me faisait rencontrer des géophysiciens étrangers je recommençais à étudier et à engager des recherches avec mon grand ami G. Clerc. Les résultats furent indéniables.

Cagniard me chargeait aussi de l'initiation de ses élèves à la géophysique de terrain. Enfin il me confiait pratiquement tous les visiteurs français et étrangers pour une découverte préalable du CRG et des recherches qu'on y menait. Les visiteurs étaient nombreux à cette époque chacun voulant approcher cet extraordinaire personnage qu'était Monsieur Cagniard. Il me disait, vous êtes mon majordome scientifique et j'étais plutôt fier… Cagniard savait s'entourer, que ce soit ses assistants, ses chercheurs, ses élèves, ses collaborateurs directs, ingénieurs, techniciens, administratifs : il connaissait chacun totalement, certainement beaucoup mieux qu'on ne pouvait l'imaginer. Il parlait dans un langage toujours châtié, jamais grossier, sauf quand il était colère après mes collègues et patrons de l'IPG pour qui il n'avait pas beaucoup de respect (sauf pour ce Monsieur extraordinaire qui s'appelait Coulomb, pour lequel il avait une admiration sans limite). Il écrivait dans un français recherché ; pour mieux dire, il avait la marotte du bien en tout. Par exemple il ne manquait jamais de corriger une faute de français ou de grammaire. Il corrigeait avec son stylo à encre verte qui lui était totalement propre. Cagniard était juste avec les gens pour qui il avait de la considération, voire de l'affection ; par contre il pouvait être ironique, insidieux, voir méchant avec les gens pour qui il n'avait pas de respect. Ce pouvait être difficile à vivre, mais personnellement je ne l'ai jamais vu se tromper dans ses jugements. Son intelligence était vive, brillante et ses explications lumineuses. Ses élèves m'ont tous raconté, à leur tour, des anecdotes sur leurs rapports avec Cagniard, Ils parlaient avec admiration de ses cours merveilleux de clarté, et à tel point passionnants, que la géophysique devenait miraculeusement compréhensible. On oubliait de prendre des notes, totalement subjugués par les paroles et les démonstrations mathématiques. Les équations paraissaient si logiques que souvent il suffisait de relire les cours qu'il nous distribuait. Ces cours étaient rédigés dans un langage tellement imagé et limpide que nous étions persuadés qu'ils étaient écrits pour chacun de nous. Je connais quelques professeurs qui ont ce don, je pourrais les citer car ils ne sont pas nombreux, mais à mon avis aucun n'égale Cagniard. Il est temps de venir aux anecdotes qui diront le caractère de cet homme extraordinaire, hors du commun, que le monde nous envie. J'ai vécu des moments inoubliables à l'étranger parce que dans la présentation de mon travail j'étais amené à parler de Cagniard, et à dire que j'avais travaillé près de lui 8 années. Je devenais alors une personne à part... J'avais travaillé avec le Maître. Cela m'a valu d'être reçu chez des gens éminents, professeurs, académiciens chercheurs. En France, qui parle de Cagniard à part quelques-uns qui l'avons tellement bien connu. Quelle a été son émotion quand il m'a annoncé qu'enfin, on lui avait remis la légion d'honneur. Quelle a été ma peine lorsque, alors qu'il était à la retraite, je l'ai rencontré au pied de la tour 14 à Jussieu. Il était avec la tellement dévouée Mademoiselle Tardieu ; j'allais vers lui étonné qu'il ne me reconnaisse pas ; il m'annonça qu'il était presque aveugle, je le sentais malheureux, abandonné, nous avons eu un élan affectueux et je suis parti en pleurant. C'est la dernière fois que je l'ai vu. On ne m'a pas fait part de son décès…

L'histoire de la cantine :
Avant l'heure, nous avons eu au CRG notre petit Mai 68. Il n'est rien de dire la colère de Cagniard qui n'admettait pas que l'on puisse se révolter contre l'autorité et remettre en cause la norme établie. Il y avait au CRG un restaurant et une structure hôtelière du CNRS, le tout géré par des gestionnaires rémunérés sur des postes CNRS. Les jeunes chercheurs dont je cite quelques noms avec plaisir : Martel, Roussel, Tournier, Hesse, Tiger, Benderitter, Dupis, Petour et d'autres, trouvaient que le régime restaurant laissait à désirer et supputaient que ce n'était pas normal. Les poulets n'avaient jamais de cuisses ni les lapins de pattes… Ces jeunes gens avaient appris la mise en place à Paris d'un CAES du CNRS qui proposait, entre autre, une gestion autonome des cantines. Les jeunes, et les moins jeunes, se sont littéralement révoltés, ils ont exigé de Monsieur Cagniard qu'il autorise la mise en place d'un comité CAES et la création d'une cantine sous la responsabilité de ce comité. Cette nouvelle structure impliquait que soient conservés les locaux et matériels, que les personnels de cuisine et de service restent en place, mais que la gestion passe entièrement sous la responsabilité du comité local. Mais il fallait gérer… Les jeunes me proposaient cette tâche. J'étais IPG Paris et je n'avais théoriquement aucun lien avec le CNRS. J'étais donc autonome, j'acceptais. Cagniard qui " préhistoriquement " traitait cette époque de chienlit me laissait totalement libre de m'organiser. Evidemment je n'avais jamais fait cela auparavant et j'inventais. Après un mois de gestion, alors que l'on mangeait nettement mieux et que se dégageait un substantiel bénéfice, en continuant les mêmes tarifs qu'auparavant, nous pouvions appliquer les tarifs du CAES de loin moins onéreux. Cagniard s'inquiétait de savoir comment je me débrouillais pour mon avance de trésorerie ; je le lui dis, et le soir même, il m'apportait un chèque représentant deux mois de gestion, chèque de sa cassette personnelle. Ce n'était pas un mince geste pour qui connaissait Cagniard. J'ai pu le rembourser au bout de 2 mois, et 6 mois plus tard, j'embauchais Madame Trameson payée à mi-temps par la cantine, pour gérer et compter à ma place. Je ne gardais plus qu'un regard sur la comptabilité et le personnel. Un an après je rendais mon tablier au comité de gestion du CAES local et Cagniard était fier de son équipe. Peu de personnes sont au courant du geste de cet homme, blessé au départ, mais ensuite tellement reconnaissant. Autre trait de son caractère ; il faut savoir qu'il m'a toujours tenu rigueur, pour ne pas dire rancune, de ne pas avoir voulu témoigner officiellement auprès du CNRS, afin de l'aider à régler le contentieux qui l'opposait à certains agents en poste à Garchy et contre qui je possédais des preuves à l'époque. Ce n'était ni mon problème ni ma morale.

Rocard et Cagniard :
Rocard et Cagniard étaient très amis. L'école Normale Supérieure crée des liens, et notamment lorsqu'il s'agit des deux physiciens et mathématiciens les plus brillants de notre temps. Le Professeur Rocard avait fait construire à Garchy, une tour en bois (amagnétisme exige) pour la réception de signaux sismiques par transmission hertzienne. Il comptait installer à Garchy un laboratoire tout à fait novateur à l'époque. Cette tour, toujours appelée tour Rocard par la suite, n'a jamais été mise en fonction pour ce à quoi elle était destinée. A quelque temps de la mise en place de cette fameuse tour, Rocard et certains de ses collaborateurs s'étaient penchés sur des phénomènes parascientifiques et Rocard avait cosigné un livre qui parlait de sourcellerie, de baguette et de pendules. Cagniard, averti de cette publication, était très fâché contre son ami qui, me disait-il, versait dans la pythonisse (sic) ou quelque chose d'approchant. Cagniard me demandait de monter une expérience, pour confondre Rocard. J'acceptais sans bien me rendre compte de la portée de mon acte (psychologiquement parlant) d'autant que je connaissais Rocard et ses travaux mais aussi ses expériences concernant les enregistrements sismiques pour la détection des explosions nucléaires. J'avais accueilli son équipe à l'observatoire de Tamanrasset en son temps. Pour les cours de magnétisme, aux étudiants de géophysique appliquée et pour les étalonnages des capteurs de champ magnétique, nous disposions d'un aimant tournant super puissant (300000 cgs). Cet aimant crée un fort champ à quelques mètres de distance. De plus il peut être mis en rotation à l'aide d'un moteur électrique ; le champ créé devient alternatif à des périodes choisies que l'on peut faire varier de quelques secondes par tour à plusieurs tours par seconde. Sans lui dire de quoi il s'agit, Cagniard demande à Rocard de faire plusieurs passages dans des axes donnés, parallèles ou perpendiculaires à des points précisés. Rocard effectue des passages avec baguette ou pendule sans rien détecter. Cagniard lui découvre alors l'aimant. Rocard devient pâle et il quitte le CRG très fâché. A mon souvenir, il n'y remettra plus les pieds. Je ne suis pas très fier de ce que j'ai fait ce jour là mais je suis convaincu que Cagniard pensait avoir bien fait pour convaincre son vieil ami qu'il se fourvoyait. Bien des années après, alors que j'étais affecté dans le laboratoire de géomagnétisme et paléomagnétisme interne, J-L. Le Mouël et V. Courtillot me demandaient de recevoir le Professeur Rocard à Chambon. Rocard avait demandé si l'on pouvait l'aider pour des essais de mesures avec un magnétomètre à précession nucléaire (dit magnétomètre à protons), qu'une société parisienne… venait de lui offrir pour ses expériences. A cette époque là, j'ai consacré, avec joie, beaucoup de temps à Rocard que j'accompagnais avec ma voiture. Nous étions devenus amis et nous avons souvent évoqué Garchy. Rocard, comme moi aujourd'hui, était " dur d'oreilles " et il parlait haut et fort, ce qui faisait la joie des petits restaurants de Nibelle et des environs car Rocard savait se raconter à merveille. Je garde un souvenir d'admiration pour le grand professeur qu'était Rocard ainsi que pour le professeur Coulomb, mais Cagniard, malgré ces travers, restera pour moi, le plus grand. Je me félicite de l'avoir connu et d'avoir travaillé avec lui.

Selzer et Cagniard :
Selzer, Normalien de la même promotion (je crois) que son ami Cagniard, était physicien à l'IPG. Il était responsable des services des observations magnétiques de l'Institut et j'étais un de ses assistants, détaché à Garchy, avec mission d'effectuer pour son compte les enregistrements des variations lentes et rapides du champ magnétique et des courants telluriques. En 1963 il n'était plus question de voir l'observatoire de Garchy remplacer Chambon pour des tas de raisons (amusantes ou moins). Néanmoins Garchy suppléait Chambon toujours perturbé. Selzer exploitait mes données pour boucher les trous, sans trop le dire et sans citer Garchy ce qui fâchait Cagniard qui n'était pas dupe lui, tellement fier de montrer nos enregistrements et les résultats de nos dépouillements à ses visiteurs. Selzer ne venait jamais à Garchy et les rares fois où j'allais à Paris on me disait carrément que j'étais l'homme de Cagniard et l'on se méfiait de moi. Il faut dire que Cagniard se faisait un malin plaisir à mettre de l'huile sur le feu. Il avait la dent dure avec ses amis de l'IPG et n'hésitait jamais à parler de nos résultats et de l'utilisation de nos mesures pour ses étudiants. On peut dire qu'il asticotait les Thellier, Selzer, Le Borgne. Or, un jour, Selzer téléphone à Cagniard et lui demande s'il peut venir à Garchy l'entretenir d'un problème pour lequel il avait besoin de son avis... sinon de son aide. Selzer arrive dans sa torpédo décapotable dont j'ai oublié la marque mais pas l'image. Nous accueillions Selzer sur le perron et Cagniard nous invite à le suivre dans son bureau, Selzer refuse ma présence. Cagniard avec l'entêtement qui le caractérisait ne cède pas. Très gêné Selzer annonce tout à trac à Cagniard qu'un jeune loup venait de le pousser dehors (en termes moins choisis) en lui enlevant la responsabilité qu'il occupait alors à la direction des observatoires magnétiques des Terres Australes et Antarctiques françaises. Selzer était très affecté et il attendait manifestement un soutien, voire une aide. Nous savons tous qui était ce jeune qui, de retour d'une mission, il est vrai tout à fait extraordinaire en Terre Adélie, voulait bâtir son avenir en élaborant au sein de l'IPG un service actif des Observatoires dans les TAAF. Le moyen d'y parvenir passait par la quasi élimination de Selzer du circuit de responsabilité à qui il laissait, comme le disait Selzer ce jour-là, la faveur de recevoir copie des télex échangés avec les stations. J'ai vu Selzer pleurer et j'ai vu un Cagniard tendre, voire affectueux, consoler son vieux copain. Lui seul savait faire cela alors qu'on aurait pu l'en croire incapable, lui qui savait être ironique et même plus, en d'autres circonstances.

Gendrin et Cagniard :
Cagniard était capable de se mettre dans des colères peu banales, quand il s'agissait de redresser ce qui lui paraissait un manquement à la règle. Roger Gendrin un de ces jeunes Normaliens, brillant et dont la réputation mondiale est égale à celle de Cagniard dans le domaine de recherches qui est le sien, propose un jour à Cagniard de venir le rencontrer à Garchy. J'imagine que Gendrin, Directeur de Laboratoire au CNET se proposait de monter quelques expériences à Garchy. Il revenait d'une mission aux îles Kerguelen et il n'hésitait pas à l'époque (il était très jeune) à s'afficher punk ! Il arrive donc à Garchy bizarrement vêtu d'un jean effrangé et, surtout, le crâne rasé de chaque côté laissant une bande de cheveux en crête de coq du plus bel effet si mes souvenirs ne me trompent pas. Je revois encore à 40 ans de distance la tête de Cagniard fou furieux. Je ne me souviens plus de ce qu'ils se sont dit, mais Cagniard n'a pas décoléré de plusieurs jours. Il me disait qu'il était inadmissible, quand on est l'élite, de se montrer sous un aspect négligé. On se doit de montrer l'exemple dans tous les domaines, disait-il. J'ai souvent rencontré Roger Gendrin par la suite, il est sans aucun doute l'un des plus grands géophysiciens " externe " de notre temps, et nous riions encore de ce jour-là, mais l'un et l'autre avec de l'affection pour Cagniard.

Daniel Gilbert

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